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Nashville

Vendredi 19 décembre

 15 heures

Au grand agacement de Taylor, Lincoln parla de tout sauf des meurtres de Blanche-Neige pendant le trajet jusqu'aux quartiers ouest de Nashville, où se trouvait l'adresse qu'on lui avait donnée. Il refusa de se livrer à quelque spéculation que ce soit, et lui conseilla vivement de ne plus penser à l'affaire. Derrière son inflexibilité, Taylor sentait l'influence de Fitz.

En route, ils reçurent un nouvel appel avec plus de détails. Il s'agissait d'une mort par balle, peut-être un suicide, dans une résidence du West End. Cela ne ressemblait pas à un coup de Blanche-Neige, ce qui voulait dire que Jane était encore dans la nature. Morte ou vivante.

A l'entrée de l'immeuble, ils trouvèrent la camionnette blanche du médecin légiste, un' technicien de la police judiciaire et Bob Parks. Ce dernier les accompagna jusqu'à un appartement miteux qui sentait les dégâts par le feu, le bacon frit et la Javel, un cocktail olfactif horripilant.

Au milieu de l'appartement, un jeune homme à lunettes se tenait au-dessus du corps entouré d'une flaque de sang. Il leva les yeux et leur adressa un sourire dénué d'expression.

— Salut. Content de vous voir.

— Salut, docteur Fox, dit Taylor.

Elle se rangea sur le côté pour laisser Lincoln parler.

— TJ paraît que c'est peut-être un suicide?

Le jeune légiste se déplaça autour du cadavre en l'observant sous tous les angles.

— La thèse du suicide est exclue, dit-il. C'est plutôt le style exécution. La victime était à genoux avec l'arme plaquée contre sa tête. Vous voyez ces mouchetures de sang ? Le canon était collé contre sa tempe. La balle lui a traversé le cerveau et elle s'est plantée dans le mur là-bas. Les gars du labo l'ont récupérée. Elle est aplatie, mais on pourra l'identifier si l'arme est répertoriée. Une balle à la tempe, et il est tombé face contre terre.

— Il faut un gros calibre pour traverser le crâne comme ça.

— Exact. Ça va nous aider à cibler les recherches. Fox n'était pas connu pour sa loquacité. A vrai dire,

Taylor ne l'avait jamais entendu parler autant depuis qu'elle l'avait rencontré, trois ans auparavant. Il tendit le doigt vers le corps, qui semblait être celui d'un homme âgé, à cause des cheveux gris.

— On peut le déplacer, maintenant?

Taylor fixait du regard le derrière du crâne de la victime. Le passage d'un peigne était encore visible dans ses cheveux gris.

— Il n'a pas de...

Elle entendit un toussotement, leva les yeux, et vit Lincoln la dévisager d'un air féroce. Elle décida de laisser sa question inachevée. Lincoln lui sourit poliment.

— Pas de pièces d'identité sur lui ? demanda-t-il en sachant pertinemment que c'était la question que Taylor allait poser.

— Rien du tout. Ses poches sont vides. Sans doute un cambriolage qui a mal tourné.

Lincoln balaya la pièce du regard.

— L'appartement n'a pas l'air habité. A qui appartient-il?

Parks lui tendit un journal sur lequel on avait entouré une petite annonce au feutre rouge.

— Il est vide. C'est une location meublée. J'ai vérifié auprès du propriétaire, il m'a donné cette petite annonce.

— Je dis que c'est un cambriolage, répéta Fox. Le tireur habite sans doute dans un autre bâtiment de la cité, il est venu chercher du crack.

— Brillante déduction, Fox ! lança Taylor. Vous connaissez beaucoup de cambrioleurs qui exécutent leurs victimes de cette manière ? Retournez-le.

Elle n'était pas en train de gagner l'affection de Fox, loin de là. Lincoln lui décocha un regard d'avertissement. Tu n'es même pas censée être là, lui signifia-t-il en silence. Rentre chez-toi et occupe-toi de ton mariage ! Elle lui rendit un regard tout aussi furieux.

Les techniciens firent rouler le corps sur lui-même. Fox s'écarta pour que les autres puissent approcher. Taylor s'avança vers le cadavre, et sa gorge se contracta. Elle se tourna vers le mur et se mit à hurler.

— Putain de merde ! Putain de salopards ! Lincoln regarda longuement le corps.

— Ce n'est pas Frank Richardson ? dit-il enfin.

Taylor avait la migraine. L'air sec du bureau du capitaine Price, ajouté à l'horreur d'avoir retrouvé Frank Richardson mort, la rendait folle. Elle fouilla dans ses poches et trouva trois Advil couverts de peluches qu'elle avala sans eau. Les cachets d'ibuprofène restèrent coincés dans sa gorge.

— Résumez-moi les faits, lieutenant.

Quand Price lui donnait du « lieutenant », ça voulait dire qu'il n'était pas content.

— J'ai rencontré Richardson hier, on a pris le petit-déjeuner ensemble. En fait, il m'avait d'abord appelée chez moi, mardi soir. Il venait de rentrer de France, il était à New York. On a discuté assez longtemps, il avait des choses intéressantes à dire au sujet de l'affaire Blanche-Neige. Il m'a tait remarquer qu'il y avait toutes sortes d'informations qui n'avaient pas été retenues dans les versions publiées de ses articles. On s'est mis d'accord pour déjeuner ensemble et éplucher ses anciens papiers, au cas où quelque chose nous sauterait aux yeux.

» Après avoir pris le petit déjeuner, on est allés ensemble au Tennessean. A ce moment-là, j'ai reçu un appel au sujet de la disparition de Jane Macias. Frank est resté au journal pour regarder les archives et prendre des notes. Il est passé au bureau hier soir : il voulait me parler de quelque chose. Lincoln et Marcus l'ont vu. Il n'a laissé aucun message, il a simplement dit qu'il avait une information à me donner et qu'il repasserait plus tard. »

— Savez-vous ce qu'il recherchait exactement?

— Pas vraiment. Quand je l'ai quitté au journal, hier, il commençait juste à sortir des archives tous les articles qu'il avait signés au sujet des dix premiers meurtres de Blanche-Neige. C'est ma faute, capitaine... Je l'ai perdu de vue. J'étais avec Daphné, la colocataire de Jane Macias, ensuite on a eu la fusillade à l'hôpital, les deux meurtres dans le salon de massage, tous les papiers à remplir, et ensuite on est allés au strip-club. C'était une journée très remplie. Je ne l'ai pas rappelé. Elle prit son front dans ses mains.

— C'est ma faute s'il est mort.

— Mais non, dit Price. On a un tueur dans la nature, et il a un programme. Vous n'avez pas à vous sentir responsable.

— Bien sûr que si. Si je n'avais pas mêlé Richardson à cette histoire, il serait encore vivant. C'est aussi simple que ça.

— Vous n'en savez rien. Ça pourrait être un incident isolé qui n'a absolument rien à voir avec l'affaire. Il est peut-être une cible depuis le départ. Que vous dit votre intuition?

Taylor se leva et fit quelques pas. Le bureau de son patron était beaucoup plus spacieux que son « placard » à elle, à l'étage en dessous. Le « placard » qui avait été occupé par Price avant qu'il ne monte en grade.

Son supérieur était un homme honnête. Il avait toujours été son allié et son ami. Quelqu'un de moins honorable aurait pu la jeter en pâture aux loups à de nombreuses reprises. Lui, au contraire, l'avait toujours couverte. Elle pouvait lui dire ce qu'elle avait sur le cœur.

— Mon intuition me dit qu'il s'est fait descendre à cause de quelque chose qu'il a découvert hier. Il est venu me voir au bureau pour me donner cette information. Si on arrive à savoir de quoi il s'agissait, on saura qui l'a tué.

— Commencez par l'heure de la mort. A partir de là, essayez de reconstituer ses déplacements après son départ de chez nous.

— Je me suis déjà renseignée. Le légiste sur place m'a dit qu'il était mort depuis au moins dix heures. Ce qui veut dire que c'est arrivé entre 17 heures, quand ii est passé au bureau, et 3 heures du matin. Il faudrait voir s'il est rentré chez lui entre-temps, faire un relevé de ses appels. Bon sang, cette histoire me rend malade, Price...

— Faites passer toutes ces infos à Lincoln. C'est son enquête.

— Mais...

— B n'y a pas de « mais », Taylor. Demain, vous vous mariez, au cas où vous l'auriez oublié. Maintenant, il faut que vous vous prépariez pour que tout se passe bien. Parce que, croyez-moi, je ne vais pas vous laisser tout foutre en l'air. Allez, ouste ! Rentrez chez vous et allez-vous habiller pour le dîner de répétition. Le reste, on s'en occupe.

Taylor se laissa chasser du bureau de Price. Elle fit un compte rendu complet à Lincoln, lui demanda de reconstituer les dernières heures de la vie de Frank Richardson, et lui expliqua qu'elle ne rentrait pas tout de suite à la maison. II lui restait une dernière chose à faire.

Les bureaux du Tennessean étaient éclairés. Taylor savait qu'en général, ils bouclaient bien après minuit. Il y aurait encore des gens pour répondre à ses questions.

A la réception, elle montra son badge et demanda à voir le rédacteur en chef. La réceptionniste lui indiqua l'escalier de gauche. Sur le palier du premier, devant l'entrée de la rédaction, Greenleaf l'attendait.

— J'ai des mauvaises nouvelles, dit-elle en lui serrant la main.

Greenleaf n'était pas né d'hier; elle n'avait pas besoin de lui dorer la pilule.

— Venez.

II la fit entrer dans une petite salle de réunion adjacente à la rédaction, où ils pouvaient parler en toute intimité.

— Vous avez retrouvé Jane ?

— Non. Pas encore. Mais Frank Richardson est mort Il a été tué dans la nuit, et on a retrouvé son corps dans un meublé inoccupé à Bellevue. Je suis désolée d'être aussi brutale, Steve, mais il y a des choses que j'ai besoin de savoir. Frank vous a-t-il parlé d'un élément qu'il aurait découvert, hier?

Greenleaf était sous le choc. La mâchoire pendante, il s'éloigna vers l'entrée de la salle. Son assistante vint lui faire signer un papier ; il lui communiqua la nouvelle, et elle éclata en sanglots. Taylor frémit à peine. Elle n'avait pas le temps de culpabiliser, ni de consoler qui que ce soit. Il fallait qu'elle découvre qui avait tué Frank Richardson, et pourquoi.

— Steve, reprit-elle d'une voix douce, je suis désolée. Je sais que vous étiez amis. Je sais que je dois vous paraître insensible, mais j'ai besoin de votre aide. J'ai besoin d'accéder à l'ordinateur que Frank a utilisé hier. Je vous en prie. C'est important. Frank vous a-t-il dit ce qu'il avait trouvé?

Agrippé au bras de son assistante, Greenleaf retrouva enfin la parole.

— Non, lieutenant, il ne m'a rien dit. Oh, mon Dieu... Le pauvre Frank ! Il ne méritait pas de finir comme ça, dans la violence. Il voulait mourir dans son sommeil à cent huit ans. C'est l'âge qu'il s'était fixé. Il avait le sentiment que, s'il y arrivait, il aurait pleinement vécu. Oh, non... Sa femme...

— Un aumônier est parti la prévenir. Je suis vraiment désolée, Steve. Maintenant, j'ai besoin d'accéder à cet ordinateur.

Ils étaient manifestement perturbés par sa dureté, mais ils encaissèrent le coup et l'accompagnèrent jusqu'au poste de travail que Frank avait utilisé la veille. Puis, Greenleaf, qui était toujours blanc comme un linge, s'excusa : il voulait aller écrire une nécrologie digne des contributions de Frank au journal et à la société en général.

Taylor s'installa devant l'ordinateur en regrettant de ne pas avoir Lincoln à ses côtés. C'était lui, le génie de l'informatique, même si elle était loin d'être empotée dans ce domaine.

Elle travaillait depuis une heure sans aucun résultat quand elle entendit un petit bruit et leva la tête. Daphné Beauchamp se tenait dans l'embrasure de la porte.

— J'ai appris ce qui s'était passé. Vous avez l'air d'en baver.

Taylor jeta un coup d'œil à sa montre. Il lui restait un peu moins de deux heures avant le dîner de répétition. N'empêche que c'était une heure drôlement tardive pour être encore au bureau, surtout pour une jeune documentaliste. Elle lui fit signe d'entrer et de s'asseoir.

— Que faites-vous encore ici ?

— Sans vouloir vous manquer de respect, lieutenant, c'est une question un peu bête.

Taylor la regarda mieux. La jeune femme avait de grands cernes mauves sous les yeux. Elle ne dormait pas.

— Vous avez peur de rentrer chez vous ?

— Il faudrait être idiote pour ne pas avoir peur, non ?

— C'est assez compréhensible, oui. Ici, en tout cas, vous êtes en sécurité. Faites comme chez vous.

Taylor continua à faire défiler la fenêtre à l'écran. Daphné vint regarder par-dessus son épaule.

— Je peux faire quelque chose pour vous aider?

— Je ne sais pas. J'essaie de trouver les informations que Frank Richardson a découvertes hier. Il est venu me montrer quelque chose à mon bureau, mais on s'est croisés et il ne m'a pas laissé de message. On n'a rien retrouvé sur son corps, chez lui ni dans sa voiture, du moins pour l'instant. Ce qui veut dire que si Frank avait les documents sur lui, son meurtrier les a pris.

Daphné frémit en entendant le mot « meurtrier », puis elle remonta ses lunettes sur son nez et hocha la tête.

— Bref, vous avez besoin de retrouver l'info qui lui semblait si importante.

— C'est ça. Je suis en train de regarder les fichiers récents, mais il n'y a rien qui me saute aux yeux. Vous voulez y jeter un œil ?

— Pourquoi pas? Décalez-vous un peu.

Daphné prit une chaise et l'installa à côté de celle de Taylor.

— Montrez-moi ce que vous avez fait.

Taylor explora la mémoire cache de l'ordinateur en montrant à Daphné les différentes étapes qu'elle avait suivies.

Dix minutes s'écoulèrent paisiblement avant que Daphné ne reprenne la parole.

— Vous croyez qu'elle est morte ?

Il fallut un moment à Taylor pour comprendre.

— Qui ça, Jane?

— Oui.

— Je ne sais pas. Pour être franche, je n'en ai pas la moindre idée. J'aimerais vous dire qu'elle est vivante, mais il est malheureusement possible qu'elle ne le soit plus.

— Merci de votre honnêteté, en tout cas. Skip est passé à la maison hier soir, dans tous ses états. Il est fou amoureux d'elle, mais il a quand même tenté le coup avec moi. Les hommes sont vraiment des imbéciles.

— Parfois, oui.

La jeune femme regardait fixement l'ordinateur. Au bout d'un moment, elle remonta ses lunettes sur son nez et sourit

— Et moi aussi, j'en suis une. Laissez-moi la place. Vite!

Taylor se leva et recula de quelques pas.

— Pourquoi je n'y ai pas pensé avant ?

Daphné se rapprocha de l'ordinateur et pianota sur le clavier. Elle grommela quelques paroles incompréhensibles, puis une liste de fichiers s'afficha à l'écran.

— Les voilà!

— Quoi donc?

— J'aurais dû y penser tout de suite. Cet ordinateur a une imprimante dédiée. Je viens de relancer l'impression de tous les documents imprimés à partir de ce poste depuis deux jours. Dans le tas, on devrait trouver un début de réponse.

Le dîner de répétition était terminé. John et Taylor étaient à la maison, en train d'examiner les documente que Daphné avait trouvés. Elle avait décroché le jackpot : Frank avait apparemment imprimé plus d'une centaine de documents, allant de titres de propriété à des statistiques sur la criminalité. Au moment de partir avec sa liasse de documents imprimés, Taylor avait trouvé à Daphné l'air tellement triste qu'elle l'avait invitée au dîner de répétition. Quand Taylor et John avaient quitté le restaurant, la jeune femme était en grande discussion avec Marcus. A en juger par la tête des deux jeunes gens, le footballeur de l'équipe des Titans appartiendrait peut-être bientôt au passé. Taylor avait l'impression d'être une espèce de Cupidon.

La répétition s'était passée aussi bien que possible. Leur prêtre, le père Francis, un homme doux aux cheveux blancs, avait accepté de marier Taylor bien qu'il fût à la retraite. C'était lui qui l'avait baptisée, qui lui avait donné sa première communion, qui l'avait conseillée quand son père était allé en prison ; cela semblait logique qu'il bénisse son mariage. Il s'entendait à merveille avec John ; Taylor savait qu'ils avaient joué plusieurs fois au golf l'automne passé, tant que le beau temps avait duré. A l'époque, elle avait trouvé drôle que son fiancé et son prêtre jouent au golf. Maintenant, elle trouvait ça angoissant. Le père Francis avait joué au golf avec le père de Taylor pendant des années. Il faisait régulièrement des parties à quatre avec Win Jackson, Burt Mars, et un autre membre du club, décédé depuis des années. Taylor dut résister à l'envie de contre-interroger le prêtre pendant qu'il leur parlait des liens sacrés du mariage.

Ils n'avaient pas prévu de dîner officiel après la répétition, mais avaient simplement appelé un restaurant italien près de l'église pour prévenir qu'ils seraient neuf. Ils étaient dix, finalement, en comptant Daphné. Us mangèrent des pizzas, burent du vin dans des verres à moutarde et prirent du bon temps. C'était une soirée tranquille et décontractée.

De nombreux toasts furent portés au bonheur du couple. Taylor leva son verre encore et encore en se demandant ce que cela signifiait vraiment. Le bonheur, c'était un état d'esprit difficile à saisir et à quantifier. Nul doute qu'il y avait des futures mariées qui étaient tout simplement heureuses d'avoir une maison, une bague et une robe blanche à traîne.

Ce n'était pas le cas de Taylor. Elle, ce qu'elle voulait, c'était une semaine sans cadavre, par exemple. Voilà ce qui l'aurait rendue heureuse. Avoir le tueur de Frank Richardson dans sa ligne de mire, ce serait encore mieux. Voir Blanche-Neige et son complice à genoux devant elle, menottes, et savoir que son Glock était chargé... Un sentiment de panique l'envahit subitement. Ce genre de pensées ne convenait pas du tout à une future mariée.

Peut-être avait-elle un peu trop bu.

Voyant la tournure que prenait la soirée, John se chargea de la ramener à la maison. En route, elle but un Coca Light et se sentit mieux. La neige avait cessé de tomber; la couche blanche qui recouvrait le paysage ressemblait au glaçage d'un gâteau de mariage. Cela la fit glousser, et John se mit à rire aussi.

Arrivés à la maison, ils se changèrent et essayèrent de trouver quelque chose à faire en dehors de la chambre à coucher. Taylor, qui était trop énervée pour dormir, proposa déjouer au billard. Au bout de plusieurs parties, elle s'écroula dans le canapé, épuisée mais toujours les nerfs à vif.

— Qu'est-ce qui ne va pas ?

— J'aimerais savoir pourquoi Frank Richardson est mort. J'ai dû me retenir d'interroger le père Francis au sujet de l'affaire.

— C'est donc pour ça que tu avais ce comportement bizarre ? J'ai cru que tu recommençais à te dégonfler.

— Je n'ai jamais été complètement à fond, tu sais. Le mariage et moi...

— Taylor!

— Je plaisante. N'en parlons plus. Non, je n'arrête pas de penser à Frank et à Burt Mars. Je suis désolée, mon cœur, mais il faut que je regarde ce dossier.

John émit un soupir exagéré.

— Je peux faire quelque chose pour t'aider?

Deux heures plus tard, Taylor avait compris pas mal de choses.

— Burt Mars est vraiment un sale type, annonça-t-elle.

John était étendu de tout son long sur le canapé ; Taylor, assise par terre, consultait les documents imprimés au Tennessean, qu'elle avait étalés sur la table basse. Il était presque minuit. Il fallait qu'elle en finisse et qu'elle parte d'ici. Us étaient convenus qu'elle passerait sa dernière nuit de célibataire au Hermitage Hôtel, dans une suite qu'ils avaient réservée pour le week-end. Elle y dormirait seule ce soir; John l'y rejoindrait le lendemain, pour leur nuit de noces, puis ils la quitteraient le dimanche matin et s'envoleraient pour l'Italie.

John lui caressa les cheveux puis lui massa rapidement les épaules.

— Ça ne peut pas attendre? dit-il.

Elle s'écarta pour être hors de portée de ses caresses.

— En fait, je pense que ça va t'intéresser. Mars est un vrai pourri. Il a quitté Nashville à la fin des années 80. A peu près au moment où papa s'est fait enfermer à Brushy Mountain pour avoir proposé des pots-de-vin au juge Galloway. Bref, Mars part pour Manhattan et rouvre boutique comme comptable. Quelques années plus tard, il tombe pour extorsion. Un an plus tard, il est de nouveau accusé, cette fois dans le cadre de la nouvelle loi sur le racket et la corruption organisée. Comme c'est sa deuxième condamnation en moins de dix ans, il écope d'une peine de prison ferme. Dans un pénitencier fédéral. Au bout de six ans, il est libéré pour avoir témoigné contre un certain Horace Maçon, un petit chef du crime organisé qui travaille pour Tony Tartulo. Le procès ouvre la voie au démantèlement de la famille Tartulo. Bref, M. Mars commence à frayer avec la mafia. Six mois après être sorti de prison, il dirige une agence immobilière hautement profitable tout en contrôlant un fonds spéculatif spécialisé dans les valeurs immobilières.

— Les fonds d'investissements immobiliers. Ça sent le conflit d'intérêt à plein nez.

— Tu l'as dit. Mais il y a mieux. Horace Maçon n'était qu'un pion dans l'organisation de Tartulo. Mais Tartulo était l'ennemi juré d'un autre parrain, Edward Delglisi. Delglisi est à la tête d'un énorme syndicat du crime. A mon avis, il a fait entrer Mars dans la famille. Le témoignage contre Maçon devait être un coup monté pour faire tomber Tartulo. Mars se charge du sale boulot de Delglisi.

— Attends, je reprends tout depuis le début. Mars est le comptable de ton père. Il déménage à New York et il noue des liens avec la mafia, en particulier Edward Delglisi. On le charge d'infiltrer une organisation rivale, et il finit par témoigner contre Horace Maçon, faisant tomber au passage toute la famille Tartulo. Edward Delglisi prend la place de Tartulo et devient un chef criminel extrêmement puissant.

— En résumé, c'est ça.

— Quelle est l'emprise de Delglisi sur Mars ?

— C'est une bonne question. L'autre, c'est de savoir si Mars connaît Blanche-Neige. Selon Martin Kimball, la lettre de Blanche-Neige a été imprimée chez Mars.

— J'aimerais bien connaître la réponse, dit John en tripotant une liasse de notes.

— Moi aussi. Et ce n'est pas fini. C'est incroyable, tout ce que Frank a découvert... Donc, Mars dirige un fonds d'investissements immobiliers, d'accord ? Ce fonds permet aux entreprises membres d'avoir des réductions fiscales sur leurs biens immobiliers. Frank a déterré les listings des propriétés gérées par le fonds. Il y a de tout : des maisons individuelles, des centres commerciaux, des immeubles d'habitation et ainsi de suite. Et devine où est située une grande partie de ces biens ?

— A Nashville.

— Bingo. Pour être plus précis, tu vois la maison où l'imitateur de Blanche-Neige a fait son coup, hier après-midi ? Elle fait partie d'un ensemble de quinze maisons à loyer modéré inscrites sur les listes du fonds. Je te parie cinquante dollars que si on fait une descente dans les quinze, on y trouve plus d'un salon de massage.

Taylor réfléchit, puis ajouta :

— C'est pour ça que Frank Richardson a été tué. Je ne crois pas qu'il y ait un lien direct avec les meurtres de Blanche-Neige. Il a découvert les à-côtés de la petite entreprise de Burt Mars, Si seulement Frank m'avait appelée, j'aurais pu lui régler son compte, à ce salopard...

— Tu as les adresses de tous les biens détenus par le fonds?

— Ici, dit-elle en lui tendant une liasse. Je crois qu'il faudrait qu'on aille trouver Burt Mars.

Dans la cuisine, le téléphone sonna. Tous deux regardèrent leurs montres. Il était plus de minuit : à cette heure, un appel signifiait généralement que quelqu'un était mort. Avant de répondre, Taylor jeta un coup d'œil à l'affichage numérique et reconnut le numéro du portable de Lincoln. Elle répondit d'une voix grave.

A l'autre bout du fil, Lincoln semblait presque jovial.

— Super, tu es réveillée ! J'ai une bonne nouvelle. Ça t'intéresse?

— Tu sais bien que oui. Vous avez retrouvé Jane Macias vivante et en pleine forme ?

— Bon, pas aussi bonne que ça... Mais on a reçu le rapport du labo sur les projectiles utilisés dans la fusillade de l'hôpital. Les fragments semblent provenir d'un projectile de calibre 41. Selon les gars du labo, l'arme utilisée serait une Désert Eagle Jéricho.

— Une Jéricho, tu es sûr ? Pas une Baby Eagle ? C'est rare d'en voir, par ici.

— Sûr et certain. Le modèle n'a été fabriqué que pendant un an, avant d'être remplacé par la Baby. La bonne nouvelle, c'est que Frank Richardson a indéniablement été abattu par la même arme.

— Quelqu'un voulait vraiment qu'il la boucle.

— On dirait, oui.

— Je crois que je sais qui est responsable de sa mort, même si c'est de manière indirecte.

— Qui?

— Burt Mars.

—- Attends... Ce n'est pas le comptable chez qui Blanche-Neige a imprimé sa lettre à la police ?

— Tu as bonne mémoire.

Elle lui exposa le reste de ce qu'elle avait appris, puis raccrocha et se tourna vers John.

— Je laisse tomber. Ni toi ni moi n'avons le temps de boucler ce dossier ce soir. Je crois qu'il est l'heure de s'avouer vaincus.

Elle se laissa tomber sur le canapé et lui fit signe de la rejoindre. H s'assit à côté d'elle, lui prit la main et fit tourner la bague de fiançailles autour de son doigt.

— J'adore cette bague, dit-il avec un sourire.

— Moi aussi. Et j'ai hâte de lui ajouter cet anneau en platine, demain. Mais je ne tiens plus, John. J'ai l'impression de laisser tomber tout le monde en plein milieu de la plus grosse affaire qu'on ait eue depuis des années. Je ne peux pas faire ça !

Elle se leva abruptement et fit quelques pas dans le séjour. John la suivit du regard.

— Ma chérie, il y a une limite à ce que tu peux faire à toi toute seule.

— Mais ce coup-ci, John, c'est personnel. Il y a quelque chose là-dessous, je le sens.

Elle s'arrêta devant la cheminée et tripota distraitement une guirlande de pin, résultat de leurs vagues efforts pour décorer la maison. Ce n'était pas la peine de faire un sapin, puisqu'ils allaient passer les fêtes en Italie. Du moins selon le plan d'origine.

— J'ai peur de ce qu'on va apprendre, John. J'ai peur que tous ces faite ne soient rattachés à quelque chose de beaucoup plus vaste. J'ai un très mauvais ressentiment. Mon souvenir de la fête, Burt Mars, la mort de Frank... tout ça nous amène dans une direction où je n'ai pas envie d'aller. J'ai peur que mon père ne soit impliqué.

John se leva et se mit à faire les cent pas lui aussi.

— Que proposes-tu ? Taylor se mordit la lèvre.

— Je crois que, pour l'Italie, on devrait peut-être attendre. Remettre le voyage à plus tard. Au moment où l'enquête sera terminée.

— Et maintenir la date du mariage ?

— Oui. Demain, tout se passe comme prévu. Dimanche, on reprend l'enquête et on ne la lâche pas avant qu'on ait abouti à une sorte de résolution. Ou au moins qu'on en soit plus près. Il y a des intérêts majeurs enjeu, ici, c'est évident. Bs sont en train de liquider les témoins. Frank, Saraya, Dieu sait qui d'autre. Ajouté à l'affaire Blanche-Neige, ça fait beaucoup. Je m'en voudrais de partir maintenant.

John s'avança vers elle et souleva doucement son menton pour la regarder dans les yeux.

— Tu sais qu'il y a de bonnes chances pour que tout cela ne soit pas résolu avant un moment.

 

Taylor secoua la tête.

— Ça ne va plus tarder. Je le sens venir. J'en suis sûre.

Il se pencha vers elle pour l'embrasser, et elle fondit dans ses bras. Cet homme savait s'y prendre, il n'y avait pas de doute. Quand ils reprirent enfin leur souffle, elle posa la main à plat sur sa poitrine.

— Refais ça et je reste dormir ici.

— Ça ne me dérangerait pas.

Il se pencha de nouveau vers elle, mais elle le repoussa avec un sourire.

— Sérieusement, qu'est-ce que tu en dis?

— On peut reporter la lune de miel, si tu veux. Pour moi, ça ne pose pas de problème.

— Vraiment?

— Non. J'ai très envie de partir, mais ça me gêne autant que toi de laisser cette affaire en suspens. Alors, si tu veux, je m'en occupe. Je vais passer quelques coups de fil pour suspendre le départ jusqu'à nouvel ordre.

— Tu es le meilleur type sur Terre, tu le sais ?

Il se contenta de lever un sourcil d'un air extrêmement suggestif. En riant, elle fit non de la tête.

— Je me sauve. On se voit demain.

Après avoir plaqué un dernier baiser sur les lèvres de John, elle monta dans sa voiture, conduisit jusqu'à l'Hermitage Hôtel, s'inscrivit à la réception, trouva sa chambre et se mit directement au lit. Un immense soulagement l'avait envahie. Elle n'aurait jamais pu quitter la ville en laissant derrière elle autant de problèmes non résolus. Il lui fallait coincer Blanche-Neige et son imitateur, retrouver Jane Macias et découvrir qui avait tué Frank Richardson. Alors, seulement, elle aurait la conscience assez tranquille pour partir en vacances.

 

Elle ne s'était pas sentie aussi bien depuis plus d'une semaine. Elle se blottit entre les draps luxueux et le sommeil l'emporta.

Elle rêvait de la fête du nouvel an. Cette fois, les détails étaient encore plus précis, plus immédiats.

Elle était cachée dans son recoin au sommet de l'escalier. Le bal se déroulait à ses pieds. Elle voyait passer des centaines de personnes, toutes portant des déguisements élaborés. La musique était forte, les danseurs tourbillonnaient comme des marionnettes, les flûtes de Champagne disparaissaient à une vitesse prodigieuse, des serveurs en smoking circulaient sans cesse dans l'entrée et la salle de balle pour approvisionner les invités.

Taylor se rendit compte qu'elle attendait avec impatience la suite de la séquence.

La grosse femme à la perruque de Marie-Antoinette et au visage poudré s'assit lourdement sur la dernière marche. Quarante-sept marches la séparaient de la cachette de Taylor, mais elle fit vibrer tout l'escalier. Taylor sentait émaner d'elle un parfum d'alcool mêlé d'une odeur musquée et poudreuse. La femme se mit à rire et, d'un geste, repoussa ceux qui étaient venus à son secours. Avec l'aide de trois serveurs, elle se releva et partit d'un pas chaloupant, sa robe se balançant d'un côté à l'autre. Ses cheveux s'étaient détachés et dépassaient de sous la perruque; de longues mèches sombres se voyaient sur son corset crème.

Il y eut quelques instants de calme, puis les parents de Taylor apparurent au bas de l'escalier, entourés d'un groupe d'invités.

Sa mère se plaignait de la grosse femme qui portait le même déguisement qu'elle. Les autres acquiesçaient en minaudant : comme c'était malpoli de n'avoir pas consulté l'hôtesse au sujet de son déguisement !

Les hommes parlaient fort, rendus expansifs par l'alcool.

— Win Jackson, brailla l'un d'entre eux, tu as fait un pacte avec le diable ?

Un homme aux cheveux sable et aux épaisses lunettes noires tapa sur l'épaule du père de Taylor.

— Tu t'es payé ton propre Manderley, hein ? Je me demande ce que tu as fait dans tes vies antérieures pour avoir une veine pareille 7 Le juge aurait dû te jeter en taule, au lieu de classer l'affaire !

Win éclata de rire.

— Manderley ? Il manquerait plus qu'on ait le feu à la baraque ! Kitty me tuerait !

L'un des hommes toussa, et il mit la main devant la bouche...

Puis il y eut une sorte d'avance rapide jusqu'à l'épisode de la lampe.

Mme Mize avait retrouvé Taylor dans sa cachette et l'avait remise au lit et bordée. Mais la musique était si forte que Taylor n'avait pas réussi à dormir. Elle était ressortie en catimini de sa chambre et s'était glissée dans sa petite cachette.

Dans l'entrée de la grande maison, il y avait une lampe étincelante faite d'une multitude de petits cubes de cristal. Elle était posée sur un bureau Louis XIII, contre le papier peint damassé. La lampe brillait tellement qu'elle était presque blanche, et elle reflétait la lumière du lustre au plafond.

Taylor était fascinée par cette lampe. Elle voyait les reflets des gens qui passaient dans la salle de bal à gauche, tournoyant, valsant, se rasseyant.

Une odeur de Champagne et de sueur montait vers elle. Il était tard, la fête battait son plein. Quelqu'un avait vomi dans les toilettes du couloir.

Sa mère avait déclaré forfait : sa perruque traînait sur le dossier d'une chaise haute. Elle l'avait enlevée au bout d'un moment, vexée par le manque de savoir-vivre de son invitée. Nul doute qu'elle se plaignait encore de cette « grosse vache » qui lui avait gâché son effet.

Manderley, Manderley, Manderley... Ce nom lui disait quelque chose...

Elle fut réveillée par le téléphone. Le soleil entrait à flots par la fenêtre de la chambre d'hôtel. Roulant sur le côté, elle décrocha. Une voix joviale lui rappela qu'elle avait demandé à être réveillée à 8 heures. Taylor remercia son interlocuteur et raccrocha.

Elle n'arrivait pas à se défaire de l'impression que quelque chose n'allait pas. Quelque chose qui était lié à son rêve, à la fête, à ses parents...

Manderley.

Son cœur s'accéléra.

C'était le nom de la nouvelle société de Burt Mars. Placements immobiliers Manderley.

 

 

 

 

Tu tueras pour moi
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